Le pragmatisme, terme issu de la praxis grecque, autrement dit l’action, celle qui est effectuée dans le but d’obtenir un résultat pratique, et non seulement une pensée ou un concept métaphysique, met l’expérience au centre du projet.
L’expérience, entre autre celle de nos vies au quotidien, est le point de départ qui nous permet d’améliorer, même très modestement nos vies, nos rapports avec l’environnement, au sens large du terme, et en bref au monde.
Dans le champ artistique, John Dewey démystifie la position de l’artiste dominant, qui contribue à placer l’œuvre sur un socle élitiste, réservée à celles et ceux qui en comprennent les codes pour l’apprécier. Il remet l’esthétique dans une approche du quotidien, où le geste, si simple soit-il, est lui-même digne d’être admiré comme une action esthétique. Une esthétique accessible à toutes et tous, pour qui sait regarder, écouter, et se laisser embarquer par le plaisir de l’expérience au quotidien, si modeste soit-elle.
Dewey s’appuie sur l’observation de gestes techniques, impressionnants ou intimes, qui sculptent son admiration comme des objets esthétiques.
Je le cite :
« Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes ultimes et reconnues, on doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis près du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent. »
John Dewey « L’art comme expérience »
Il est intéressant de constater dans ce texte, que l’image sonore du camion de pompier rejoint la célèbre question du compositeur John Cage « « Lequel est le plus musical d’un camion qui passe devant une usine ou d’un camion qui passe devant une école de musique ? ». Belle réflexion sur le statut des son, la façon de le percevoir, de le ressentir, comme un objet esthétique, musical, ou comme un son pouvant être dérangeant. Encore faut-il se donner la peine d’écouter, de questionner un son trivial, a priori sans intérêt, et pourtant…
L’écoute est un geste quotidien, où la fonctionalité du geste, entendre la parole de l’autre, repérer les dangers potentiels aux alentours, savoir que le plat mijoté est bientôt à point, côtoie, se superpose parfois au plaisir de jouir des sons, des acoustiques, des ambiances et de moult scènes auriculaires surprenantes.
L’expérience de l’écoute n’est pas l’apanage d’artistes, d’acousticiens patentés, de chercheurs émérites, il est à la portée de chacun chacune. Le paysage sonore se construit et se joui à portée d’oreille, sans pour autant être un éminent spécialiste. Il suffit pour le comprendre, de parler à un berger, un guide de haute montagne, un cuisinier, et mille autres métiers convoquant une oreille active, artisane. Force est de constater que leurs arts de faire, de créer, d’avoir une écoute où l’esthétique est bien présente, dépend autant de savoirs, d’expérience, que du plaisir de tendre l’oreille.
Tendre l’oreille sur un territoire, seul ou en groupe, est une expérience pragmatique. C’est une action de terrain dont les buts sont souvent pluriels et superposés. Par exemple, participer à une lecture de paysage sonore dans un projet d’aménagement, initier de jeunes étudiants à la dimension sonore d’un paysage, au delà de la nuisance, capter des ambiances pour transformer en création sonores, relève tout à la fois d’objectifs ayant une utilité affichée, comme de la jouissance pure d’écouter le monde, voire de le réécrire par les sons.
En cela, et dans une approche incluant l’éducation populaire comme les recherches actions, la pédagogie de l’écoute, via un apprentissage par l’expérimentation chère à Dewey, développe des actions de terrain qui tend à éviter les suprématie de l’apprenant, de l’éminent sachant. Dans une marche écoutante, chaque participant est légitime à se poser comme un auditeur aguerri, engagé, sensible, partageant collectivement ses propres expériences et savoir-faire. L’écoute a une dimension intrinsèquement altruiste. Partir à la rencontre des lieux via l’oreille implique de partir à la rencontre de l’autre, de sa mémoire, de ses savoirs, de ses envies d’échanger, de faire ensemble, sans grande théorisation métaphysique, juste en arpentant des lieux oreilles ouvertes. Il nous faut accepter d’être surpris par des scènes étonnantes, bouleversantes, comme par la trivialité de ce que Perec appelle l’infra-ordinaire, et d’en faire une expériences pédagogique à portée d’oreille.
La pédagogie c’est par exemple le fait d’arpenter collectivement un paysage de l’oreille, d’en discuter, de fabriquer des outils contextuels, des fiches de lecture, d’analyse, de proposer des actions artistiques qui nous plonge au cœur des problématiques écoutantes, entre plaisir et l’action pragmatique. L’art étant une entrée, un levier comme un autre, dixit Dewey.
L’approche pragmatique de l’écoute nous amène naturellement à repenser notre égocentrisme, notamment dans des considérations éthiques environnementales. Constater l’état d’une forêt, d’une rivière, les fragilités, pollutions, disparitions, par l’expérience de l’écoute, nous met face à des problèmes qu’on ne peut plus continuer à ignorer ou à minimiser, n’en déplaise à certains. Si le plaisir d’écouter au quotidien doit perdurer, voire s’enrichir au fil des expériences, le fait de pointer des catastrophes en cours, y compris au travers de signes apparemment anodins, d’avoir une volonté de pratiquer et de partager une pédagogie active, accessible, de considérer le paysage au travers des approches éthiques, écosophiques, est plus que jamais nécessaire. L’artiste écoutant est, pour moi, un acteur de tout premier ordre, surtout s’il s’associe, ou est associé, à des techniciens, aménageurs, décideurs…
Pour conclure, je reviens à Dewey dont la pensée et les recherches, vous l’aurez compris, innervent cette réflexion et expérience de mise en pratique pragmatique et esthétique du paysage sonore.
« Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois de leurs conditions d’origine et de leur mode de fonctionnement dans l’expérience, un mur se construit autour d’eux, qui rend presque opaque leur signification générale. »
John Dewey